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Entretien avec Jacques Thorens

vendredi 29 janvier 2016
par Laurence Verdier
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Ce petit cinéma parisien - inauguré en 1956 et situé au 39 boulevard de Strasbourg dans le 10ème arrondissement - fut d’abord fréquenté par des cinéphiles tels que François Truffaut, avant d’être racheté en 1994 par le réalisateur franc-tireur Jean-Pierre Mocky (qu’il revendit en 2011). Un cinéma de 100 places doté d’un minuscule écran et d’une seconde salle que construisit de ses propres mains le réalisateur de Litan en 1982 ou encore de Ville à vendre en 1992 pour y projeter ses nombreux films.

Cet entretien, que l’écrivain Jacques Thorens nous a accordé, est une formidable occasion pour nos lecteurs (et les cinéphiles plus âgés) de (re)découvrir cette époque culte de la double programmation chère aux cinémas de quartier, lieux mythiques qui faisaient le charme d’un Paris aujourd’hui disparu, avec son public aussi hétéroclite qu’étrange (famille les dimanches, militaires en permission, jeunes cinéphiles, mais aussi déviants de toutes sortes), tout comme les films que l’on y projetait.

Son livre évoque, avec beaucoup d’humanité et d’humour, cette époque du cinéma permanent, où les spectateurs pouvaient rester sans limite de durée. Le Brady, Cinéma des damnés c’est aussi le portrait d’un quartier populaire et de ses habitants, dont la plupart sont des marginaux traînant autour de ce cinéma, devenu dortoir pour clochards, lieu de rencontres pour vieux homosexuels ou encore vestiaire pour prostituées.

Jacques Thorens, grâce à son style concis et émouvant, redonne vie à tous ces indigents. Le Brady se transforme en une sorte de cour des miracles (rappelant ainsi l’atmosphère des films de Mocky). Il décrit avec une grande tendresse le quotidien de tous ces originaux, ces gens à part, vrais anarchistes dans l’âme : Django, un ancien para et proxénète à ses heures, Abdel le pickpocket mais aussi parfois caissier du Brady (Sic !), les rabatteurs des salons de coiffure africains à proximité : le « Saint-Esprit  » et le « Jésus  », Laurent, passionné de cinéma bis, mais aussi Mado, la foldingue, une des rares femmes à fréquenter la salle, et tous les autres spectateurs : des clochards qui commentent les scènes, dont certains iront jusqu’à crier : « Moins fort le film ! » après avoir été réveillés par les cris de femmes victimes de tueurs psychopathes sur l’écran ! Des habitués feront cuire leurs popotes sur un réchaud aux premiers rangs, quand d’autres spectateurs feront des bras d’honneur pendant certaines scènes qui les inspirent. Mais il ne faut surtout pas oublier Gérard, l’ancien assistant de Jean-Pierre Mocky : le gérant et protecteur des prostituées du quartier, Azzedine l’homme de ménage débrouillard, Jean le projectionniste des années 80 qui racontera à Jacques Thorens le fameux trafic des copies de films, mais aussi les vieux maghrébins retraités, sans oublier les assidus des toilettes transformées en lupanar de fortune.

L’époque de ce cinéma de quartier, temple du film d’horreur, semble être bien terminée : l’aseptisé l’emportant sur la contre-culture, celle-ci ayant finit par être récupérée avant d’être « formatée » (fort matée ?).

© Michel Poirout

Le Brady en 1986
La devanture du Brady : aujourd’hui (en haut) et en 1986 (en bas)

Mais pourquoi alors Le Brady fait-il toujours partie de la mémoire d’un Paris révolu, ce Paris que l’on aime se remémorer avec nostalgie ? Laissons Jacques Thorens nous répondre  :

Quel est votre parcours avant de devenir le projectionniste du Brady ? Quelles sont les circonstances qui vous ont amené à devenir au début des années 2000 le « caissier guitariste projectionniste (1) » de ce cinéma de quartier ?
Je souhaitais devenir scénariste et cherchais un boulot qui me laisserait un peu de temps et la tête libre. Je n’ai jamais été convaincu par mes scénarios, j’avais plus ou moins laissé tomber l’affaire. En bossant au Brady je prends des notes en étant effaré par ce que j’observe. Au départ sans prétention littéraire. Je suis tombé par hasard sur ce cinéma, n’étant pas, au départ, un connaisseur du cinéma bis. Mais je l’ai vécu de l’intérieur ce monde-là, je lui rends hommage, avec un regard décalé. C’est ce que je raconte dans ce livre, sous la forme d’une histoire, lisible par tous.

Quelle a été votre réaction les premiers jours en découvrant le public atypique (2) de ce cinéma ?
Un peu peur. Quand on ne connait pas les personnes, les us et coutumes on imagine le pire. Après on finit par s’habituer, les connaitre. On était là pour eux finalement, ils n’avaient pas intérêt à se fâcher avec nous.
© Michel Poirout Existait-il d’autres cinémas de ce genre (3) en France, ou était-ce spécifique aux grandes capitales ?
Non il y en avait partout. À Paris on trouvait aussi des cinémas spécialisés dans l’action, la comédie, le polar… La spécificité de Paris était ces façades décorées comme celles d’une maison hantée avec monstres, hémoglobine et squelettes (Le Colorado, Brady) ou un antre mystérieux (Le Styx). Il parait que c’est unique au monde. Une tradition qui date peut être des cafconcs et cabarets comme l’Enfer ou La Taverne des truands.

Aimiez-vous ce genre de films avant de devenir projectionniste au Brady ? Si c’est le cas quels sont vos préférés ?
Je ne connaissais pas bien. J’aimais déjà Sergio Leone, La Mouche ou Braindead, mais je n’étais pas à fond dans ces genres, j’ai découvert Ilsa la louve des SS ou King Kong contre Godzilla en les projetant. Cela a évidemment eu un impact. On ne s’ébroue pas en liberté dans ce bordel branquignol qu’était le Brady sans être marqué. Souvent cela met en lumière des choses qui étaient déjà en nous. Pour citer des films : Le Corps et le fouet de Mario Bava, Night of the chicken dead de Lloyd Kaufman, Duel to the death de Chin Siu Tung, mais aussi les films plus évidents comme : Mad Max 2, Alien, etc.
© Michel Poirout Vous évoquez avec beaucoup de talents de nombreuses anecdotes souvent drôles, mais parfois tragiques, sur le quotidien de ce lieu étrange et lunaire, des scènes singulières sous la forme de petits chapitres qui décrivent la salle, les habitués et aussi le personnel. Quels sont les souvenirs (et il y en a beaucoup dans votre livre) les plus marquants, voire déroutants les plus représentatifs de l’ambiance « étrange » de ce cinéma ?
Passer un western grec malade du vinaigre qui n’a gardé que ses couleurs rouges devant des mecs bourrés qui dorment. La caisse servait de vestiaire aux prostituées du quartier du coup la police sous Sarkozy faisait des rondes dans le cinéma. Pendant que Mocky faisait des travaux on pouvait mater les films par le mur extérieur ou entendre et voir les jambes des passants de la rue. Pour la suite, achetez le bouquin !

Avez-vous « censuré » quelques anecdotes dans votre livre, car il est vrai que le Brady avait une réputation sulfureuse ?
Pas réellement censuré. Écrire un livre c’est aussi doser. J’ai enlevé des passages quand je n’avais pas assez de moyens pour vérifier leur authenticité ou quand l’invraisemblance d’un témoignage menace de décrédibiliser l’ensemble. Tout est déjà assez extravagant je ne voulais pas qu’on pense que j’en rajoute ! J’en ai plutôt enlevé. Même si la concentration de 10 ans, avec des aller-retour dans les années 70-80, dans un seul livre accentue l’aspect aberrant de l’ensemble.
Double au programme au Brady Quelle était la programmation type du Brady quand vous y officiez ? Pouvez-vous nous expliquer ce qu’était un « double programme  »  ?
Gérard notre programmateur essayait de faire un cinéma plus cinéphile classique, voire un cinéma de quartier familial, tout en passant des Mocky, du cinéma bis et en composant avec une clientèle interlope de clochards, une mission impossible ! Ce qui amène quelques séquences d’anthologies dans le livre. On passait un gore à côté d’un film pour enfants…
Un double programme et permanent est un cinéma qui offre au client deux films pour le prix d’un, tout en lui permettant de rentrer à n’importe quel moment et d’en sortir à la fin de la journée s’il le désire. C’est ce qui attirait les clochards qui venaient pour dormir.

Jean le projectionniste qui a travaillé longtemps au Brady vous a raconté la fameuse époque où les copies des films projetés dans les cinémas de quartier (comme au Colorado) étaient « repassées ». Expliquez-nous un peu cette histoire des trafics de copies aux séquences, ou images coupées, revendues ou conservées précieusement par des collectionneurs.
Certains maniaques étaient prêts à payer pour obtenir des photogrammes de monstres ou de femmes dénudées. Jean-Pierre Dionnet m’a avoué avoir passé commande pour une actrice un peu dénudée… Les projectionnistes peu scrupuleux faisaient un petit trafic. Du coup certains bissophiles n’étaient jamais sûrs de ce qu’ils allaient voir. Quant aux copies elles étaient aussi sujet à diverses magouilles et tripatouillages (scènes interverties, films raccourcis pour mettre plus de séances, droits escamotés…)

© Michel Poirout Avez-vous gardé le contact avec quelques-uns des spectateurs cinéphiles, en particulier Laurent le Bissophile ?
Oui, c’est devenu un ami. Contrairement à d’autres personnages du livre, il a un téléphone et une adresse...

Avez-vous gardé quelques objets souvenirs de votre passage au Brady ?
Je le regrette. Pas beaucoup. Quelques affiches, des panneaux d’affichage, le mot de Francis Huster à Mocky, le miroir des prostituées (il sert à me couper les cheveux).

Vous racontez dans votre livre que les deux années passées au Brady vous ont paru avoir duré 10 ans. Diriez-vous que cette expérience a changé votre regard sur la société ?
Oui forcément. Cela a changé mon regard sur le cinéma certainement. Pour la société, j’avais déjà un regard acéré, je passais mon temps à faire la navette entre un pays de l’Est communiste plutôt pauvre et un pays occidental riche.
© Michel Poirout Quel regard portez-vous sur les opportunités qu’offrent désormais internet en matière de visibilité du cinéma bis  : via les nombreux sites et forums, ou même ces souscriptions qui permettent de lancer la publication de livres et coffrets collector ?
Internet aurait-il apporté un regain d’intérêt pour cette époque et amené les nouvelles générations vers ce genre de cinéma, ou est-ce toujours (malheureusement ?) un cercle fermé ?
Oui je pense que ça a contribué à montrer des choses auxquelles on a difficilement accès. Internet permet de tout voir. Le problème avec ces genres bizarres qui n’attirent pas toujours les foules et qui ne sont pas souvent défendus (même s’ils le sont de plus en plus) c’est que si la majorité de son public le consomme gratuitement, les films vont disparaître ou ne pas être produits tout simplement. C’était déjà le cas avec le 35mm. Et après ils vont pleurer qu’une copie n’est visible qu’en pixel Mp4 plus neige de VHS.

Allez-vous parfois aux soirées Bis de la Cinémathèque de Paris présentées par l’inénarrable Jean-François Rauger ? Y aurait-il des « rescapés » du Brady d’après vous ?
Je n’y vais pas assez à mon goût. Les rescapés du Brady ont entre 40 et 100 ans, ça fait du monde… On peut en croiser là-bas c’est sûr. À Metaluna aussi (Movies 2000 la boutique spécialisée de Jean-Pierre Putters) Et Mad Movies ou Starfix ayant beaucoup fait pour sa légende, ce cinéma est mythique dans toute la France !
© Michel Poirout Jean-Pierre Mocky, l’ancien directeur du Brady, a-t-il lu votre livre, et si oui, savez-vous ce qu’il en a pensé ? (On ne peut s’empêcher d’imaginer le scénario qu’il pourrait en faire !)
Il a trouvé ça : "Pittoresque" et m’a poussé à tout raconter, "Il faut dire les choses". Et pour ça je lui tire mon chapeau bien bas. Je ne sais pas si beaucoup de réalisateurs accepteraient ce regard sans compromis sur eux.

Avez-vous d’autres projets d’écriture, et si c’est le cas, seront-ils en rapport avec l’univers du cinéma ?
Un projet avec des bûcherons savoyards cinglés, un autre avec des métalleux pendant la chute du communisme en Bulgarie. Toujours un rapport avec des fêlés...
© Michel Poirout

Question bonus du Dr FrankNfurter
Avez-vous progressé dans vos reprises à la guitare acoustique, en particulier celle de Postmortem de Slayer ?
Hum non. Il faut la jouer avec une guitare électrique. J’ai arrêté la musique quand j’ai commencé à écrire. On ne peut pas tout faire. Par contre je découvre que je peux chanter de manière gutturale et grave comme le chanteur de Cannibal corpse. Mais j’avoue que ça ne me sert pas à grand-chose. À part passer pour un taré auprès de mes voisins, comme ça ils me fichent la paix.


Un grand merci à Jacques Thorens qui a bien voulu se prêter au jeu des questions « étranges »

Crédit photos du quartier Château d’Eau : Michel Poirout

Mise en page : Dr FrankNfurter


(1) Un jour, Jean-Pierre Mocky le propriétaire du cinéma, s’interroge sur le fait que Jacques Thorens ne vienne plus travailler avec sa guitare. Belle occasion pour notre invité de répéter à la caisse (sous les regards étonnés ou ravis des spectateurs) ou dans la cabine de projection quand bon lui semblera.

(2) Quelques cinéphiles, mais surtout des clochards, des marginaux du quartier, des prostituées bulgares ou asiatiques, sans oublier les déviants sexuels.

(3) Le Brady a fait partie de ces cinémas de quartier comme le Midi Minuit Fantastique, le Cosmos, Le kitch Styx, Le Western et les cinémas de Time Square à New York. Des salles de cinéma où un public populaire s’y retrouvait pour regarder des films d’exploitations tels que Le Cauchemar de Dracula, Le masque du démon dans les années 50-60, ou plus tard Esclave de Satan (mais il y en aurait tellement d’autres à citer !)



Commentaires  (fermé)

Logo de Didier GIRAUD
dimanche 31 janvier 2016 à 20h55, par  Didier GIRAUD

Un grand merci à Laurence et bien entendu à Jacques Thorens pour avoir accepté cet interview.
Etant du quartier, je ne sais combien de fois je suis passé devant ce ciné étant enfant, à la fois attiré et un peu effrayé à l’époque par les affiches que j’y voyais :)

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